Qu’est-ce que la nation ?

L’examen des faits historiques conduit à chercher un compromis entre la définition « objective » de la nation défendue au siècle dernier par les auteurs allemands et la définition « subjective » qu’ont soutenue des auteurs français comme Renan. Si la nationalité est, en effet, un patrimoine spirituel, celui-ci ne peut se constituer et se maintenir qu’en présence de certaines conditions géographiques et culturelles.
L’identité nationale de la France est gravement compromise. Pour la défendre, nous ne pouvons plus nous contenter de formules creuses et d’approximations vagues. En analysant l’idée de nation, nous avons voulu procéder avec objectivité, quitte à bousculer les idées reçues. En politique, comme en religion, c’est la vérité qui sauve.

Sommaire

1 – L’expansion de l’idée nationale
2 – Deux expériences cruelles pour la France
3 – Le corps de la nation
4 – La nation et l’ethnie
5 – La nation et l’État
6 – La dimension éthique de l’idée de nation
7 – Les déviations de l’idée nationale

La nation est un idéal de formation récente. C’est en France qu’il a pris sa physionomie définitive, et c’est à partir de la France qu’il s’est diffusé en Europe, puis à travers le monde. Le XXe siècle est le siècle des nations : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, devenu la clé de voûte des relations internationales, leur donne vocation à se constituer en nation sur le modèle des nations européennes du XIXe siècle. Celles-ci étaient elles-mêmes la réplique de la nation française, qui mérite d’être appelée la « mère des nations ».

 I. L’expansion de l’idée nationale

L’idée nationale s’est répandue par vagues successives, qui se laissent présenter en quatre périodes.

1. Première période : 1789-1815

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 est l’acte de baptême de la nation française, qui était en gestation depuis des siècles, mais qui n’était pas pleinement constituée tant que l’on n’avait pas consacré son existence en reconnaissant sa souveraineté. L’acte n’était donc point sans portée. La Grande-Bretagne, qui pouvait trouver dans son histoire autant de raisons que la France de proclamer son unité nationale, n’a jamais accompli tout à fait sa mue. Un certain flou demeure dans ses limites géographiques et humaines, puisque l’Ecosse et le Pays de Galles se flattent toujours de former des nations à part et que la citoyenneté britannique (citizenship) a été largement accordée aux habitants du Commonwealth ; aujourd’hui encore, la loi distingue plusieurs niveaux de citoyenneté (1).


En France, la Déclaration du 26 août 1789 dit l’essentiel en peu de mots. C’est une déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle pose que les hommes ont, « par nature », le droit de se rassembler en nations, dont ils seront les citoyens ; l’emploi du mot « citoyen » signale l’assimilation de la nation moderne à la cité antique, et du national au citoyen. Le citoyen se distingue de l’étranger, qui ne doit pas faire la loi dans le pays : de là découle le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le citoyen n’est pas non plus un sujet : la Déclaration stipule que la nation est souveraine à la place du roi, l’ancien souverain. Le monarque constitutionnel ne tient pas ses pouvoirs directement de Dieu, il est un délégué de la nation. Pendant la Révolution, on a fait grief au roi et à la reine des liens de parenté qu’ils entretenaient avec les familles régnantes des autres pays d’Europe, et l’on a dit qu’ils étaient étrangers à la nation, comme jadis les rois étrusques l’étaient à Rome. Cette accusation injuste était habile, car elle exploitait la contradiction qui existait entre le vieux principe de l’hérédité dynastique et la nouvelle conception de la souveraineté : celle-ci exige que le chef de l’État soit un Français à part entière et que son autorité « émane expressément » de la nation, selon les termes de la Déclaration du 26 août 1789.

Evoquant « l’histoire du concept de souveraineté nationale », le Pr. Julien Freund remarque qu’à l’origine « elle était avant tout un moyen de combattre l’absolutisme royal au profit d’un régime plus ou moins démocratique, grâce au transfert de la souveraineté d’un être physique et individuel à une entité collective : la nation ». « Il était inévitable, ajoute-t-il, qu’elle devienne aussi un instrument de politique extérieure. C’est ce qui s’est passé avec les guerres de la Grande Révolution qui ont imprimé un style nouveau aux rapports entre les États, soit que la souveraineté devînt un principe hégémonique justifiant les conquêtes, soit un principe autarcique sous l’aspect de l’autodétermination. » (2)


S’inspirant de la philosophie du droit naturel, les rédacteurs de la Déclaration de 1789 ne paraissent pas avoir mesuré le dynamisme des réalités historiques. Les événements révolutionnaires vont vite prouver que la nation est une force et que son sort est lié à la guerre, pour le meilleur et pour le pire. Dès 1792, la France révolutionnaire se précipite sur ses voisins, emportée dans un tourbillon qui se terminera en catastrophe, vingt-trois ans plus tard. Pendant cette période, à travers la succession des régimes : Constituante, Législative, Convention montagnarde, Convention thermidorienne, Directoire, Consulat, Empire, la France aura définitivement forgé son identité nationale. Elle aura aussi essaimé l’idée nationale à travers l’Europe.
Les armées révolutionnaires sont en général bien accueillies. Influencées par la philosophie des « Lumières », les élites intellectuelles reçoivent les représentants jacobins comme des libérateurs, qui viennent abolir l’obscurantisme en rendant à la raison ses droits. Mais une erreur philosophique n’est jamais sans conséquence, quand elle devient un principe de gouvernement. Allemands, Italiens, Espagnols… ont tôt fait de s’apercevoir que, pour être des hommes comme les Français, ils ne sont pas absolument comme eux. Cette prise de conscience élémentaire va déchaîner au XIXe siècle la réaction romantique du principe des nationalités, qui affirme le droit de chaque ethnie à l’indépendance.

2. Deuxième période : 1815-1914

Ce fut ensuite le siècle d’or du capitalisme. L’Europe de la Sainte-Alliance réussit à organiser une paix durable, tandis que la tradition, à son tour, se faisait idéologie, grâce à Joseph de Maistre, Bonald, Donoso Cortés…
La Prusse et le Piémont, cependant, sauront canaliser les forces nouvelles. L’aventure de l’unité allemande, après celle de l’unité italienne, donnèrent naissance à des nations d’un type nouveau, qui voulaient se confondre avec une ethnie, ou, comme on disait alors, une nationalité.


La France, de son côté, s’efforçait d’estomper les particularités ethniques des régions éloignées de la capitale. La révolution avait supprimé les anciennes provinces et plaqué sur le paysage français des entités administratives sans histoire et sans âme, les départements. Le recul des parlers locaux allait de pair avec la centralisation que les rois avaient déjà poussée (3). Croyant servir un idéal universaliste, les jacobins mettaient en œuvre une politique de francisation qui traduisait la volonté de puissance d’une ethnie. Malgré un pathos qui ne ressemblait pas à celui des Allemands, les Français se rapprochaient, dans la pratique, de l’idée que ces derniers avaient de la nation, quand la question de l’Alsace-Lorraine est venue tout embrouiller. L’Alsace-Lorraine a orienté les auteurs français vers une théorie purement subjective de la nation, tandis que les Allemands, quant à eux, voulaient réduire la nation à son soubassement ethnique. Tout dialogue fut dès lors impossible. Nous en payons les conséquences aujourd’hui encore.

3. Troisième période : 1914-1939

Dans les traités de Versailles et de Sèvres, qui doivent beaucoup aux conceptions du président Wilson, on trouve un curieux mélange de réalisme ethnique et d’utopie mondialiste. L’empire austro-hongrois et l’empire ottoman furent démembrés, conformément au principe des nationalités, qui ne pouvait cependant pas s’appliquer de la même manière en Europe et en Asie. A côté de la Pologne, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Grèce, de l’Albanie, États nationaux à base ethnique, les Alliés constituaient des entités artificielles, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie, tandis que l’Autriche, pourtant d’ethnie allemande, restait séparée, comme après Sadowa : cette politique incohérente ne pouvait que convaincre les Allemands qu’ils avaient été injustement traités ; elle devait les pousser dans les bras de Hitler, qui promettait de les venger du « diktat » de Versailles et qui devait réaliser l’Anschluss, avant de précipiter l’Europe une nouvelle fois dans la guerre.


Au Proche-Orient, on traça des frontières qui n’avaient guère de justification historique. Les pays arabes qui émergèrent de ce découpage ont toujours eu du mal à cerner leur identité « nationale ». Un Syrien, par exemple, s’il n’est pas chrétien, est tiraillé entre trois appartenances : syrien, d’abord, il est aussi arabe, enfin musulman. De là ce roman tragi-comique de l’unité arabe. La République arabe « unie » de 1958, formée entre la Syrie et l’Egypte, ne l’est restée que trois ans : dès 1961, la Syrie reprenait formellement son indépendance. De plus, les mouvements islamiques n’ont jamais reconnu la légitimité des États laïques comme la Syrie, l’Iraq, etc., dans lesquels ils voient, non sans raison, le démarcage de conceptions occidentales étrangères à leur culture.
Le cas de la Turquie est intéressant. Après la défaite de l’empire ottoman, l’Occident paraît à son apogée et les Jeunes Turcs jugent que l’islam est responsable de la déchéance de leur patrie. Le sultan ottoman se considérait comme le calife, successeur légitime de Mahomet après Abou Bakr, Omar, Othman, Ali, les dynasties omeyades et abbassides. Même si la capitale avait été établie à Constantinople, devenue Istanbul, au lieu de Bagdad, même si l’hégémonie des Arabes avait été supplantée par celle des Turcs, c’était en théorie le même empire musulman, à vocation universelle, qui représentait l’Oummah tout entière. Mustapha Kemal Atatürk voulut faire table rase de ce passé islamique et institua un État laïc sur le mode occidental. Il réussit à modifier l’apparence de la Turquie, en l’espace d’une génération. L’a-t-il transformée en profondeur ? On peut en douter. Lorsque le chah voulut suivre une voie similaire en réveillant le souvenir glorieux des Achéménides, on put croire qu’il parviendrait à faire de l’Iran un État occidental… La révolution des ayatollahs a dissipé ces illusions. Certes, le régime turc est mieux établi et peut s’appuyer sur l’armée. Mais on assiste de nos jours à un retour en force de l’islam en Turquie, qui menace de faire éclater le vernis d’occidentalisation. La révolution kémaliste n’a changé que les formes de la civilisation, elle ne pouvait enraciner dans l’âme d’un peuple une culture qui lui était étrangère.

Mustapha Kemal fut l’interprète d’une idéologie à la fois socialiste et nationaliste qui s’est répandue dans le monde entier, et dont Mussolini, en Italie, a donné la formulation classique (4). D’autres États modernes détachés de l’empire ottoman ont revêtu ou revêtent encore, pour un observateur impartial, les caractères du régime fasciste : Maurice Bardèche, qui est resté après la Seconde guerre mondiale un des rares défenseurs de l’idéal socialiste et national du fascisme, croyait le retrouver dans l’Egypte de Nasser (5). Ne pourrait-on pas en dire autant de ces deux États laïcs, dirigés par des fractions du parti Baas, que sont la Syrie de Hafez El-Assad ou l’Iraq de Saddam Hussein ?


Le fascisme, de par ses origines socialistes, a tendance à confondre l’État et la nation. Sous des formes plus ou moins diffuses, il a été le vecteur du nationalisme dans le monde, partout où l’idéal de la nation ne trouvait pas à s’alimenter dans les traditions d’un peuple, quand les élites locales voulaient emprunter aux Européens leur idéologie en même temps que leur technologie.

4. Quatrième période : depuis 1939

La défaite de l’Allemagne de Hitler et de l’Italie de Mussolini a été aussi celle de leur idéologie, qui, malgré des différences importantes, se rattachait dans l’un et l’autre cas à cette synthèse de socialisme et de nationalisme élaborée au début du siècle par des révolutionnaires qui voulaient sauver la révolution. L’idéal de la nation aurait pu sombrer dans l’aventure et il a beaucoup pâti en Europe de cet amalgame. En France, le gaullisme a préservé l’essentiel, cette conscience que les Français ont gardée d’être les héritiers d’un destin exceptionnel et d’avoir vocation à la grandeur. Et, dans les autres continents, les peuples se sont mis à invoquer l’idée nationale à leur tour, pour obtenir leur indépendance.
Beaucoup de ces États nouveaux, notamment ceux d’Afrique, ont des frontières artificielles qui ne correspondent ni à la géographie d’une ethnie ni à l’histoire d’un peuple. Ils ne réunissent pas les conditions culturelles et historiques nécessaires à l’existence d’une nation. Seule l’Afrique du sud, au temps de l’apartheid, a essayé une politique de partition fondée sur les faits ethniques avec ses « foyers nationaux » (homelands, curieusement appelés aussi : bantoustans (6)). Or, ces États n’ont pas été reconnus par la communauté internationale…


Après la Société des nations, l’Organisation des nations unies maintient la fiction d’une société internationale : le monde serait divisé en nations qui auraient toutes même consistance, indépendamment de leur dimension (Nauru est l’égale de la Chine à l’assemblée générale), et de leur épaisseur historique et culturelle. Ces pseudo-nations sont de différents types. A côté de constructions artificielles, tel le Congo ou Zaïre, ancienne colonie belge, certains peuples ont une longue histoire, et n’ont pas attendu l’arrivée des Européens pour avoir conscience de leur identité : ainsi, la Chine et le Japon. Il serait intéressant d’examiner si ces peuples sont des nations au sens précis du terme et si leur occidentalisation relative les a conduits à des conceptions voisines des nôtres en ce qui concerne l’histoire, la souveraineté et le citoyen. Après avoir évoqué la diffusion mondiale, au XIXe et au XXe siècles, de l’idéologie nationale, on peut s’interroger sur les déformations et les malentendus qu’elle a impliqués, et sur l’avenir de l’occidentalisation du sentiment d’appartenance que cette idéologie représente pour des peuples si différents du nôtre.

Que peut signifier l’idéal de la nation dans des pays exotiques ? La question est importante. Elle l’est moins cependant à nos yeux que celle qui se pose à la France, « mère des nations », à l’heure où son identité nationale est contestée. Nous n’avons pas seulement à défendre notre niveau de vie, nous devons aussi sauvegarder l’existence même de notre nation. C’est pourquoi nous avons besoin plus que jamais d’une réponse claire à la question : qu’est-ce que la nation ? Après la crise algérienne, les débats sur la « construction européenne », puis ceux sur l’immigration, ont fait apparaître à nouveau les insuffisances des définitions habituelles. Pour venir au jour, l’identité culturelle de l’Occident s’est investie aux temps modernes dans des nations particulières, qui sont autant d’expressions de son génie propre. La grande question posée par l’union de l’Europe est de savoir si celle-ci peut apporter à l’Europe un supplément d’âme sans s’appuyer sur la réalité nationale. Quant à l’immigration, il s’agit de savoir si l’installation sur notre sol de population venues du tiers monde, qui ne peuvent ni ne veulent assimiler notre culture, est compatible avec l’idée que nous nous faisons de la souveraineté et de l’identité nationales.


La nation est, pour ceux qui en font partie, un puissant idéal, qui les appelle à dépasser leurs intérêts individuels pour le bien de la communauté. Pour un observateur impartial, elle apparaît comme un facteur de mobilisation à nul autre pareil. Les socialistes se sont rendus compte, en 1914, que les appels à la solidarité internationaliste, suivant la fameuse déclaration de Marx et Engels (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » (7)) ne pouvaient tenir en échec les impératifs de l’union sacrée : l’idéal de la nation était plus fort que la conscience de classe.


La nation est une donnée de l’histoire, constituée par une longue série d’événements glorieux ou douloureux. En France, la formation de l’idée nationale s’est incarnée dans la succession des « quarante rois qui, en mille ans, ont fait la France », selon la formule de l’Action française. Ce rôle éminent d’une dynastie signifie-t-il que, dans le cas de notre pays tout au moins, l’identité nationale a été créée par des actes de volonté inconditionnés et n’impliquerait pas des circonstances bien définies ? C’est, bien souvent, vers cette conclusion discutable que trop d’auteurs français se sont orientés.

II. Deux expériences cruelles pour la France

Deux expériences cruelles ont mis à l’épreuve la théorie subjective de la nation qui sous-tendait la politique de la France : l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne après la guerre de 1870 ; et l’indépendance de l’Algérie, trois ans après les événements de mai 1958. Il serait imprudent de croire que nous en avons tiré les conséquences.

1. La perte de l’Alsace-Lorraine

Le 16 septembre 1870, Ernest Renan le reconnaissait encore dans sa lettre à David Strauss : « Dès que l’on a rejeté le principe de la légitimité dynastique, il n’y a plus, pour donner une base aux délimitations territoriales des États, que le droit des nationalités et la volonté des populations. » (8) Cependant, il donnait déjà du patriotisme une définition bien intellectuelle : « Je me suis étudié toute ma vie à être bon patriote, ainsi qu’un honnête homme doit l’être, mais en même temps à me garder du patriotisme exagéré comme d’une cause d’erreur. Ma philosophie, d’ailleurs, est l’idéalisme : où je vois le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie. C’est au nom des vrais intérêts éternels de l’idéal que je serais désolé que la France n’existât plus. » (9) L’idéalisme abstrait dont se réclamait Renan est la négation du patriotisme authentique. Si, fort heureusement, le patriote voit « le beau, le bien, le vrai » dans la patrie, c’est qu’il a hérité d’un sens des valeurs qui doit peu à des « principes éternels », et beaucoup à l’identité culturelle de la communauté nationale. Un bon patriote aime sa patrie comme une personne, avec ses qualités et ses défauts, et ne se sent pas le droit de l’abandonner pour une autre qui lui paraîtrait plus séduisante, pas plus qu’un honnête homme ne consentirait à quitter sa famille.


Après la perte de l’Alsace-Lorraine, Renan insistait davantage sur le « consentement actuel » des populations dans une nouvelle lettre à Strauss du 15 septembre 1871 : « L’individualité de chaque nation est constituée sans doute par la race, la langue, l’histoire, la religion, mais aussi par quelque chose de beaucoup plus tangible, par le consentement actuel, par la volonté qu’ont les différentes provinces d’un État de vivre ensemble. Avant la malheureuse annexion de Nice, pas un canton de France ne voulait se séparer de la France ; cela suffisait pour qu’il y eût crime européen à démembrer la France, quoique la France ne soit une ni de langue ni de race. Au contraire, des parties de la Belgique et de la Suisse, et, jusqu’à un certain point, les îles de la Manche, quoique parlant français, ne désirent nullement appartenir à la France ; cela suffit pour qu’il fût criminel de chercher à les y annexer par la force. L’Alsace est allemande de langue et de race ; mais elle ne désire pas faire partie de l’État allemand ; cela tranche la question. » (10)


Il ajoutait : « Défiez-vous de l’ethnographie, ou plutôt ne l’appliquez pas trop à la politique. (…) Nation n’est pas synonyme de race – la petite Suisse, si solidement bâtie, compte trois langues, trois ou quatre races, deux religions. Une nation est une grande association séculaire (non pas éternelle) entre des provinces en partie congénères formant noyau, et autour desquelles se groupent d’autres provinces liées les unes aux autres par des intérêts communs ou par d’anciens faits acceptés et devenus des intérêts. L’Angleterre, qui est la plus parfaite des nations, est la plus mêlée au point de vue de l’ethnographie et de l’histoire. » (11)


Dans sa fameuse conférence du 11 mars 1882 à la Sorbonne, « Qu’est-ce qu’une Nation ? », Renan donnait une forme canonique à sa théorie, qui a reçu valeur de dogme. Il écartait tour à tour de l’idée de nation les éléments objectifs tels que la race (on dirait aujourd’hui l’ethnie), la langue, la religion, la communauté des intérêts, pour retenir une définition purement subjective : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. (…) Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. » (12)

L’Allemagne avait annexé l’Alsace et la Lorraine sans consulter les Alsaciens et les Lorrains, qui, dans leur majorité, entendaient rester français. Ernest Renan avait raison d’insister sur le « consentement actuel » des populations, car, si la nation est un idéal, elle repose sur le désir commun de vivre ensemble. Il n’oubliait pas non plus de souligner que la nation est un héritage légué par les ancêtres et qu’elle n’est rien sans la mémoire d’une histoire vécue en commun. Mais il a eu grand tort de ne pas analyser les conditions qui donnent au consentement actuel la durée nécessaire à une nation. Une nation n’est pas l’association momentanée de partenaires consentants, elle a la dimension historique d’une aventure vécue comme éternelle. Après avoir montré que les facteurs objectifs n’étaient pas des conditions suffisantes à la naissance d’une nation, Renan ne s’est pas donné la peine d’examiner si ce pouvaient être des conditions nécessaires. Aussi brillant soit-il, le discours de Renan sur la nation est donc incomplet et même superficiel. Pourtant, il aurait été longtemps malvenu, surtout pendant les années où se préparait la revanche, de mettre en doute une théorie si séduisante, fabriquée tout exprès, dans la chaleur de la polémique avec les auteurs allemands, pour défendre les droits de la France sur l’Alsace et la Lorraine. De plus, cette conception subjective convenait bien à l’esprit rationaliste des intellectuels français.

2. La guerre d’Algérie

Sans doute, en 1954, lorsque se déclencha la guerre d’Algérie, l’immense majorité des habitants de l’Algérie, musulmans, juifs ou chrétiens, ne contestaient pas que la France allât « de Dunkerque à Tamanrasset ». Le critère du « consentement actuel » était vérifié. Mais, dix ans plus tard, après une succession d’événements tragiques, les Algériens avaient découvert qu’ils n’étaient pas français. En France, de Gaulle l’avait compris parmi les premiers.
Rien ne le laissait présager. Dans ses Mémoires de guerre, lorsqu’il évoque « une certaine idée de la France », on pourrait croire qu’il s’en tient à une définition toute subjective de la nation, comme Renan : « Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J’ai, d’instinct, l’impression que la Providence l’a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S’il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j’en éprouve la sensation d’une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie. Mais aussi, le côté positif de mon esprit me convainc que la France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ; que seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même, que notre pays, tel qu’il est, parmi les autres, tels qu’ils sont, doit, sous peine de danger mortel, viser haut et se tenir droit. Bref, à mon sens, la France ne peut être la France sans la grandeur. » (13)


La pensée du général de Gaulle était complexe et son idéal de la France ne faisait pas abstraction des réalités. Il avait été influencé par les critiques que Gustave Le Bon, à la fin du siècle dernier, avait faites à la colonisation, en dénonçant les illusions de l’assimilation. D’ailleurs, disait Le Bon, les habitants des colonies « rêvent d’être assimilés à la métropole pour les avantages du système et nullement pour les charges qui en résultent » (14).


La guerre d’Algérie a été une dure leçon pour la France et ce sont souvent ceux qui aimaient le plus leur pays qui ont le moins compris que l’Algérie n’en faisait pas partie. S’ils se sont trompés, c’était par générosité. On s’imaginait à l’époque que les musulmans d’Algérie étaient « assimilables », alors qu’on s’aperçoit aujourd’hui que les immigrés maghrébins ne le sont pas. Le cas des harkis est le plus douloureux, car ces hommes ont choisi la France et ont versé leur sang pour elle. Leurs enfants, cependant, « immigrés de la seconde génération », se sentent écartelés entre deux identités et s’adaptent mal à la nouvelle patrie de leurs parents.

Répétons-le : en 1954, les Algériens se croyaient français. Mais il manquait les conditions objectives pour que ce consentement fût durable : le territoire, la langue, la religion, la culture, et l’essentiel de leur histoire, tout les séparait des Français. L’idéalisme de Renan a abusé beaucoup de nos concitoyens et n’a pas fini d’embrouiller l’analyse du fait national. La nation, certes, est « une âme, un principe spirituel », et Renan était un théologien indépendant… Fallait-il pour autant qu’il versât dans l’hérésie dualiste des cathares et qu’il conçût l’âme comme un principe opposé au corps (15) ?… La nation n’est pas un idéal désincarné. Il était juste de condamner les thèses réductionnistes des auteurs allemands, qui ne voyaient dans la nation qu’un phénomène ethnographique et ignoraient la volonté des populations. Il était erroné de tomber dans un autre excès en méconnaissant les conditions objectives de l’existence d’une nation. Pas de corps sans âme, pouvions-nous dire aux Allemands, pourvu que nous ajoutassions aussitôt : pas d’âme sans corps.
L’Algérie était à la France. Elle n’était pas la France. L’oubli de cette modeste préposition, « à », nous a valu de graves dissensions, qu’une analyse vraiment scientifique aurait dû nous épargner.